Lorsque Robert, dit Bob, appela Shirley pour qu’elle vienne le voir dans le salon, Shirley ne s’attendait pas du tout à la suite. Pour elle, son père l’appelait parce qu’elle n’avait pas encore fait la vaisselle ou pour lui demander l’argent des pourboires qu’elle avait eu en travaillant au resto après le lycée. Cela arrivait souvent. Cela arrivait tout le temps. Si elle n’était pas là, elle ne savait pas du tout comment ses parents feraient pour vivre. Tout ce qu’ils gagnaient, ils le jouaient. Ils étaient accros. Ils s’étaient connus à une table de poker. Elle n’était pas prévue. Mais, ils n’avaient pas d’argent pour un avortement et ils se disaient qu’ils auraient une allocation familiale. Elle a grandi en n’ayant jamais ce qu’elle voulait, et en sachant rapidement qu’elle était une erreur. Ils leurs avaient dit ça, pour qu’elle puisse commencer à travailler. Elle avait dix ans. Elle garda ses voisins plus jeunes, s’occupait des plantes et des animaux quand il y avait des personnes en vacances ou absentes le temps d’une fin de semaine. Avec l’âge, elle eut d’autres boulots plus demandant. Serveuse, caissière et vendeuse surtout. Elle pouvait avoir deux ou trois boulots parfois en même temps pour essayer de continuer d’avoir un endroit où vivre. Personne ne se mêlait de rien, alors qu’on voyait très bien qu’elle était épuisée, qu’elle ratait souvent la dernière heure pour aller travailler, qu’elle aurait pu avoir de meilleures notes si elle avait lâché un ou deux boulots. Parce que ses parents n’étaient pas originaires de Caswell. Robert et Miranda y étaient arrivés durant le sixième mois de grossesse. On ne faisait donc pas trop attention à eux et à la petite fille qu’ils eurent.

Shirley tenait le coup pareil. Elle n’avait aucune raison de le faire, mais elle se disait qu’un jour tout irait bien. Que ça ne pouvait pas toujours être comme ça. Surtout que le temps de l’université approchait et qu’elle se débrouillait pas mal en sport. Elle espérait pouvoir obtenir une bourse d’athlétisme. Elle avait quelques amis, surtout des étrangers, mais elle les voyait surtout au lycée, n’ayant pas le temps en-dehors. Et, tout s’arrêta un mercredi soir, lorsqu’elle avait seize ans. Peu de temps après les vacances des fêtes. Elle ne se doutait de rien lorsque son père l’appela. Elle alla à la cuisine, s’arrêtant dans l’entrée de cette dernière. Il y avait son père, sa mère ainsi que deux autres hommes qu’elle n’avait jamais vus. Elle se sentit déshabillée du regard. Sa mère lui expliqua qu’elle allait partir pour un certain temps et que les deux hommes allaient l’accompagner. Elle lui dit qu’elle allait l’aider à faire ses bagages. Elle ne voulut pas répondre à une seule question provenant de sa fille. Une dizaine de minutes plus tard, elles sortirent avec une valise et un sac à dos. Quelque instant plus tard, elle était assise dans la voiture des inconnus, ne sachant pas du tout ce qui allait lui arriver. Et c’est comme ça qu’elle fit son entrée dans le trafic humain. Elle fit le tour du monde, mais ne vit rien de plus que des chambres. Elle vit aussi toutes sortes de personnes, mais n’apprit rien. Elle était surveillée. Ils l’étaient. Des garçons, des filles, de tous âges. Tous avaient une histoire différente. Quelques-uns, comme elle, avaient été vendus. D’autres enlevés. D’autres en pensant que c’était meilleur que leur ancienne vie. Peu importe la raison, ils étaient tous dans la même galère et ils voulaient s’en sortir. Très peu y arrivait. On en faisait des exemples. Elle ne chercha jamais à fuir, il y eut un exemple très peu de temps après qu’elle soit entrainée là-dedans. Elle le trouva assez convaincant.

Durant six ans, elle ne vit aucune lueur d’espoir. Six longues années. Durant ce temps, elle n’eut aucune nouvelle de ses parents (ce n’était pas comme si elle en voulait avec ce qu’ils lui avaient fait), ni vraiment de nouvelles de l’extérieur, de ce qui arrivait dans le monde. Et puis, un homme arriva, ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait. Comme tant d’autres. Elle ne comptait pas vraiment y faire attention. Elle voulait qu’il en finisse avec elle, peu importe comment. On ne pouvait pas dire qu’elle tenait vraiment à la vie. Il n’était pas comme les autres, il avait toujours été doux, et cette fois-ci, il commença par parler. Habituellement, on ne lui parlait pas… enfin, à part pour lui donner des ordres ou l’insulter. Il dit qu’il pouvait aider si elle acceptait. Qu’il demandait à elle, parce qu’il avait l’impression qu’elle pouvait faire quelque chose pour l’aider aussi. C’était un type du FBI, en couverture. Il lui dit que même si elle ne voulait pas, qu’elle ne devait rien dire pour les autres. Si elle ne voulait pas être aidée et aider, c’était peut-être pas le cas de tout le monde. Elle accepta d’aider et de se faire aider. Après tout ce temps, elle se dit que peu importe comment, elle allait s’en sortir. Que ce soit en restant vivante ou en finissant morte. Il aurait pu juste être un type engagé pour pister ceux pouvant causer des problèmes. Mais non, il en faisait vraiment parti. Elle dit qu’elle allait témoigner, qu’elle allait faire tout son possible. Elle réussit à en convaincre quelques autres. Cela pris du temps, mais ils purent s’en sortir et il y eut des arrestations. Pas tout le monde, c’était un réseau trop gros, trop vaste, trop organisé pour qu’il tombe au complet. Pour la couvrir, pour ne pas qu’on découvre qu’elle avait participé à ce démantèlement, elle fut traitée en criminelle et fut elle aussi arrêtée.

En prison, elle n’avorta pas, elle ne fit pas de fausse-couche. Ce qui était en soit une assez grosse amélioration. Il y avait toujours des abus, mais elle trouvait que c’était une partie de rigolade après les dernières années qu’elle avait passé. Elle put terminer son lycée par correspondance assez rapidement. C’est là-bas qu’on lui apprit que ses parents étaient morts dans un accident de voiture, quatre ans après l’avoir vendu. Ça ne lui fit rien. Après presque deux ans, elle put sortir pour bonne conduite. Elle alla en maison de transition, participa à un programme d’insertion à la société, eut un travail en rapport avec ça. Si pour d’autres ça prenait du temps, elle, elle eut de la chance. Comme convenu, on continuait de l’aider, subtilement, au cas où elle serait encore surveillée. Ses cauchemars commencèrent peu de temps après sa sortie de prison, quand elle put commencer à profiter de sa liberté. Elle revivait certains moments ou se voyait retomber là-dedans. Ce qu’elle ne pouvait pas accepter. Elle chercha donc à se protéger comme elle le pouvait. Elle prit des cours d’auto-défense, en rajoutant d’autres sortes peu à peu. La grosse majorité de son argent passait là-dedans, elle se fichait bien de ne pas manger à sa faim, ce n’était pas la première fois. On lui montra comment se servir d’une arme, rien de légal puisqu’elle avait un casier, et elle s’en procura une. On ferma les yeux sur ce détail. Elle n’apprit à connaitre personne, se renfermant le plus possible. Elle ne savait pas comment gérer les relations, alors, elle n’en voulait aucune. Elle avait été assez touchée pour le reste de sa vie, donc elle ne voulait pas de contact. Elle ne savait pas ce qu’elle voulait, mais elle pouvait faire ce qu’elle voulait et cela lui allait très bien.

Depuis quelques mois, elle était serveuse, encore une fois, dans un petit resto, mais ça ne lui allait pas. Il y avait trop de monde. Elle continuait à avoir du mal à gérer les petits dialogues, mêmes banals, qu’on pouvait lui faire. Elle avait aussi fait fuir quelques clients ayant eu le malheur d’essayer de la draguer. Bref, ça n’allait pas bien. Un soir, elle se mit à faire des recherches sur Caswell , sans trop savoir pourquoi. Elle décida d’y retourner, sur un coup de tête. Elle commença par se trouver un boulot, de femme de ménage, et ensuite elle se trouva un appartement. Elle fit ses bagages et retourna dans la ville de son enfance. La suite, et bien, elle est à écrire, elle vient juste d’arriver.