Gideon Frost avait vingt-et-un ans, beaucoup d'ambition, un excellent cursus et une réputation en or. Il quittait Caswell, où il était né et avait grandi, pour aller à New York City, la grande et belle capitale américaine. Il y ferait fortune dans l'immobilier, dilapiderait une partie de son amas doré dans des nuits endiablées, il profiterait de sa jeunesse et de sa réussite précoce pour tout faire, le pire comme le meilleur ; puis une décennie plus tard, si l'envie le prenait, il investirait un peu de son capital dans une très jolie villa sur Manhattan, épouserait une femme blonde et sensiblement plus jeune – si possible célèbre –, lui ferait deux beaux enfants et la tromperait comme il se doit avec les plus belles putes du coin. Certains après-midis, il se retrouverait seul à seul avec lui-même, dans un de ses appartements secondaires, et poserait ses deux pieds sur un magnifique bureau en bois ; il s'allumerait un cigare cubain acheté au rabais chez l'un de ses amis contrebandier, siroterait un excellent whisky à l'âge honorable ; et en recrachant une bouffée de fumée, il savourerait toute sa suffisance d'enfoiré prospère.
Malheureusement pour lui, Gideon voulut sauter quelques étapes. La veille de son départ pour la Grosse Pomme, il alla se détendre dans une rue de Caswell, où il croisa Tina. Il l'avait toujours détestée – elle venait pas d'ici, c'était une sale italienne en plus, et si ça se trouve elle était même juive ou pire, lesbienne – mais ce soir-là il avait assez bu pour se dire que la féconder était une bonne idée. Elle tapinait la demoiselle, pas assez d'argent pour se payer la dope à laquelle elle avait fini par devenir accroc. Ça a dû faire sourire Gideon, de se faire une fille qu'il haïssait autant, quelques billets à peine pour rabaisser encore plus bas que terre cette espèce de raclure de la société.
Il a sûrement moins souri deux mois plus tard, quand il reçut un appel de Tina pour lui dire qu'elle était enceinte. Qu'elle avait besoin de lui. Que s'il venait pas elle irait tout raconter à ses parents et à son patron et à ses amis et à n'importe qui en ville, quelqu'un l'écouterait de toute manière, il le savait, on était à Caswell et on aimait les ragots. Alors il est revenu, parce que c'était un gosse et qu'il était con, puis peut-être aussi parce qu'il était pas si con que ça, peut-être parce qu'au fond il voulait bien de ce môme, ou qu'au moins il était pas (encore) suffisamment ancré dans son égoïsme pour le laisser dans les sales pattes d'une junkie qui allait de toute façon finir par crever. En fait, ce dernier point arriva plus tôt que prévu : Tina mourut en couche. Laissant un mioche dégueulasse sur les bras d'un Gideon dépité. Adieu, cigare cubain, villa à Manhattan et prostituées de luxe. Caswell laisse pas ses rejetons partir aussi facilement.

Et voilà la belle histoire de ma petite existence, ou comment j'ai dès ma naissance détruit la vie de deux personnes. Bien sûr, c'est la version officieuse. La version officielle : « Je suis revenu de New York car j'étais la seule personne en mesure d'aider cette jeune femme... Je savais qu'elle serait incapable d'élever l'enfant qu'elle attendait, et ma conscience de chrétien ne m'autorisait pas à rester passif. J'ai donc décidé de l'accompagner durant la grossesse et je prévoyais déjà de l'aider financièrement pour qu'elle et son enfant aient une vie décente. Mais la vie... la vie est tellement imprévisible, malheureusement Christina – c'était son nom – est décédée pendant l'accouchement, et à ce moment-là je n'ai pas pu supporter l'idée d'abandonner la fille qu'elle avait mis au monde. Je savais que Dieu me regardait et je ne devais pas faillir. J'ai donc décidé d'adopter cet enfant, de l'élever comme si elle était ma chair et mon sang... » Jolie histoire. Gideon Frost faisait une belle petite figure de héros, reprenant l'entreprise de pêche de son père, faisant fortune sans finalement quitter Caswell. M'élevant comme si j'étais sa chair et son sang. Me cachant la vérité, enfin, essayant.

« Papa, je... » J'avais treize ans, des années d'insultes derrière moi. Je voulais savoir – conne encore de croire que la vérité aide en quoi que ce soit. Il était furieux, face à moi, furieux même que je puisse oser lui poser la question. « Tu veux vraiment savoir, Jade ? Vraiment ? » Une larme coula sur ma joue et d'autres brillaient dans ses yeux. Pas les mêmes larmes, pas la même émotion, mais la même douleur. J'infligeais ça. C'était ma faute. Je hochai la tête, essayant de cacher l'humidité de mon regard fixé sur le sol. « Ben voilà Jade, ta mère, c'était une pute ! » Je serrai les poings, mes ongles s'enfonçant dans ma paume. Mal, mal, mal. Remplaçant la douleur par la douleur. « Une sale pute, c'est tout ! » Il est fou, le front transpirant, les mains calmes, la voix enragée. Je déglutis, j'ai mal à la gorge. Il va poser cette question, je le sais – je me souviens de ce moment avec la précision des choses qui marquent. « Tu voulais savoir, c'est bon, t'es satisfaite ? » Mes ongles s'enfoncent un peu plus, jusqu'à ce que mes phalanges me fassent mal. J'inspire difficilement. « Arrête, pap... » Il m'interrompt, le ton d'autant plus cassant qu'il est mielleux : « Est-ce que je l'ai baisée, ta putain de génitrice, c'est ça la question suivante ? » Arrête. Une pensée continue, martelant mon cerveau : arrête, arrête, arrête, arrête... « Bah ouais, désolé de te décevoir. Le connard que t'as devant toi c'est bien ton père. »

Aujourd'hui je suis assise près de la côte. L'endroit habituel dirais-je, si j'avais quiconque à qui le dire. On est seul, à Caswell. Même celles qui ont l'air soudées dans leur moquerie... au fond, elles doivent bien souffrir autant que moi. J'ai les poignets lisses mais les cuisses striées. Et je bois. Ma flasque ne me quitte pas, parfois remplie de rhum ou de quoi que ce soit, tant que c'est assez fort pour faire fuir toute pensée. Toute douleur. Les lames de rasoir sont passées. Le violon est là, je l'empoigne et joue. Seule. Sur une falaise. Je pourrais y aller, je pourrais partir, sauter à pieds joints dans cet océan de possibles – parmi eux, le néant. J'y ai pensé si souvent. Fille de pute. Non. La fille au nez collé à ses livres de cours ne peut pas s'échapper comme ça. La fille invisible doit rester – la petite victime des jeunes de la communauté, on a tous besoin d'elle. Je souris. Tellement utile. À quoi j'aspire ? Je sais pas. Je joue encore, fais tressaillir les cordes et flotter les notes. Je suis fatiguée, triste, heureuse, épanouie, détruite. Je crois que je ne sais plus ce que je ressens. Est-ce que j'aime avoir mal ou est-ce que j'ai mal d'aimer ? Non, pas ça, je n'aime plus rien. Ni moi ni les autres ni mon père ni rien. Demain j'irai prier et je prierai pour le chaos. Ça sent l'orage. Il fait chaud, j'ai envie de me déshabiller... Cette fille me plaisait l'année dernière, elle était jolie avec sa gueule de déterrée et ses cernes de trois mètres. J'aime plus la cigarette. Et si j'allais nager ? Il devrait pleuvoir demain et là j'irai me baigner toute seule. Les vagues me mangeront. On fera un smoothie à l'arme blanche. Vague à lames. Est-ce que le cours de mes pensées vous fait peur ? Parce qu'à moi, oui.

Mais on s'y habitue.