GOD a écrit:

« Une émotion forte vous prend alors que vous êtes dans un lieu public et vous sentez votre pouvoir prendre lentement le dessus sur vous. »

J'aime les burgers. Le pain complet est moelleux, la viande est bonne, le ketchup a le goût de tomates et le bout de cornichon est encore entrain de se faire la malle par le dessous alors que je croque dans mon repas. Salaud. C'est toujours dans les moments comme ça que j'ai des collègues qui passent à côté de mon bureau et qui assistent à toute la scène. De ma morsure de carnivore affamé m'éclaboussant de rouge la bouche et ses alentours au suicide de la rondelle verte qui s'échoue lamentablement sur le sol froid du commissariat. Putain de vie. Forcément, j'entends les étouffements de rire qui suivent. Normal. Je souris par politesse aux vieux roublards. Oui, oui c'est drôle. Oui, oui, je mange comme un macaque. Oui, oui, mon sourire est faux et je vous emmerde, en vrai. Avec ma tête, c'est sûr que je ne suis pas le plus apprécié des officiers ici. Même si je suis natif de la ville, je reste une sorte d'étranger. Je rentre pas dans l'idée préconçue du flic. Je ressemble plus au voleur qu'au gendarme. Et j'ai un casier. Une mise à pied. Une histoire, quoi. Six années passées ici et ils ont toujours pas entièrement confiance. Ils ont peut-être peur que je pète une durite, comme il y a dix ans. Vous inquiétez pas les gars, j'referais pas la même erreur deux fois. Les confrères passent leur chemin et je ramasse la victime à terre pour la balancer à la poubelle d'à côté. Panier. « Trois points ! » Ma voix grave sonne dans le vide. C'est pas facile mon boulot. Surtout quand on t'ordonne de rester assis à ton bureau alors que tu détestes ça. Je me mets à parler tout seul dans ces cas-là et c'est pas vraiment drôle, finalement. Même la cellule en face de moi est vide. Je ne peux gueuler sur personne. Aucun coupable, aucun criminel à interroger. Je range mon cerveau. Au placard les neurones. Ils ont bien bosser aujourd'hui, quand même. Quatre heure du matin, j'étais dans la rue entrain de repérer le nouveau coin à la mode pour s'envoyer des rails de coke et autres joyeuserie dans l'genre. Il est onze heure et demie. Je me mets plus à l'aise sur ma chaise, reposant mon dos activement contre le dossier et je laisse ma tête tomber en arrière. Ma nuque craque, mais ça soulage. C'est pas comme si y'avait foule à mon bureau. Je ferme un œil, le survivant fixant l'horloge en face. Et la deuxième paupière abandonne à son tour.

Et puis ça débarque, d'un seul coup. J'ouvre mes yeux rapidement et manque de me casser la gueule par terre, les deux pieds avant de ma chaise se soulevant sous le poids de ma surprise. Surprise. Les insultes pleuvent. Les cris virils aussi. Je pense qu'on a une arrestation. Le mec arrive, les mains dans le dos menottés, entouré de trois flics passablement énervés. Il ne passe même pas par mon bureau et directement la case prison. Tu passes ton tour. « Hootkins, occupe-toi d'ce dégénéré. Il est totalement perché. » Et comment tu veux que je gère un mec qui a encore les traces blanches sur le piffe, connard ? Je me rapproche des barreaux de la cellule, alors que l'individu tourne en rond. Ouais, il est à fond. Je reste devant lui, immobile, les bras croisés et j'observe. Décidément, les junkies, je supporte pas ça. J'ai juste envie de lui foutre la tête sous l'eau froide et d'attendre qu'il se calme. « Et t-t-t-toi. A-a-aide-moi à sor-sortir ok ? Je te paye. Je te paye. » Bègue ou totalement déchiré, je ne sais pas. Il me lance des dollars à la tronche et retourne faire son jogging circulaire. Je hausse un sourcil avec les billets en main. Il n'a pas toutes les fenêtres allumées là-haut, lui. C'est désespérant. Mais je dois essayer de lui soutirer son nom. Parce qu'à Caswell, on supporte pas d'attendre que l'état des suspects s'améliore pour les interroger. Des guedins dans c'pâtelin. « C'est quoi ton nom ? » « H-H-Hootkins. » « Non, mec, ça, c'est mon nom. » « Officier ? Lieutenant C-C-Colombo ! » Ok.

Je soupire. Las, mes bras tombent le long de mon corps et je pivote pour retourner à mon bureau, histoire d'attraper un calepin et un stylo. Ça risque d'être long. « Écoute, je suis fatigué mais je sais que t'es complètement déchiré alors mets-y un peu du tiens, ok ? Je suis flic, tu sais. » dis-je en me retrouvant à nouveau face aux barreaux noirs et en remuant mon collier qui sert de perchoir à ma plaque. J'ai souvent besoin de le prouver, je prends les devants maintenant. « N-N-Non. HA ! » Je baisse les épaules. Beaucoup trouveraient ce spectacle drôle et je vois déjà les autres se fendent la poire. Moi, ça m'énerve. Les camés. Je préfère largement les ivrognes. J'entends un rire. Mais ce n'est pas le sien. Lui, il se met à pleurer comme un gamin au sol. Je me retourne, car l'origine du ricanement me semble en retrait. Je me retourne doucement, interloqué. Et sans réellement m'en rendre compte, je marche vers les toilettes. « H-H-Hé reviens ! J'ai d'la coke dans ma poche s'tu veux ! » J'ignore l'ignard.

Je m'arrête, une violente douleur s'empare de mon crâne. Immédiatement, la paume de main se rue à mon front, espérant arrangée les choses naïvement. Je balance le calepin sur l'étagère à côté de la porte des sanitaires et je pose la main valide sur cette dernière. « Putain, c'est quoi ce bordel... » Je peste dans mon coin alors que les pleures de l'autre débris se sont changés en un rire digne du Joker. J'entre dans les toilettes pour homme du bureau et referme vite la porte. Merde. J'ai déjà ressenti ça. Les mêmes émotions. Pourtant, la situation est totalement différente. Je titube en m'approchant des lavabos jonchés de miroirs muraux. L'eau froide s'étale rapidement sur mon visage alors que j'accompagne les vagues minérales par des petites claques, histoire de me réveiller. Je ne suis pas bourré, là. Zéro taux d'alcoolémie dans le sang. Je suis bel et bien là. Donc, rien de bizarres ne peut se produire. Mes mains tiennent fermement le bord du lavabo et ma tête tombe en avant, l'échine complétement courbée. La migraine s'estompe. Fausse alerte.

「Tu vas le laisser se foutre d'ta gueule encore longtemps, ce gros camé ? 」 Hein ? 「Il mérite pas d'vivre. Regarde-le, il pue la coke et j'te parie que dès qu'il sortira, il ira se piquer au coin d'la rue, c'te naze. 」 La voix résonne dans ma tête. Comme si on frappait mon cerveau avec un marteau. Je comprends que dalle. 「Hé, ducon, lève les yeux. 」 J'obéis. Je me vois. Les yeux cernés, les cheveux en vrac, le visage pâle et mon bouc ordinaire. Mais le reflet sourit. 「Bah voilà, putain t'es pas vraiment une lumière. Bon tu lui fais avaler ses billets et on va chez notre copine ? 」 « ... Putain t'es quoi toi ? » Je baisse les yeux et touche mon sweat-shirt, palpant quelque chose de matériel. De réel. « J'rêve ? J'suis bourré ? »

「T'sais, si tu te rendais à l'évidence qu'on est la même personne, ça irait mieux. 」 Il me regarde en souriant. C'est mon visage mais lorsque je me touche la joue pour tester le mimétisme du miroir, il ne fait rien, immobile. « Putain, c'pas possible. » 「Si. Au fait, ptet' que lui, il finira pas comme ta sœur. Bye. 」 J'entends le joyeux luron chanter, maintenant. « TA GUEULE ! » J'hurle en direction de la porte. Pourquoi je perds mon sang froid, d'un seul coup ? Il m'a entendu, comme très certainement tout le commissariat. La porte s'ouvre, un collègue entre. « Hootkins, ça va ? » Je secoue la tête de haut en bas et il se retire. Je regarde à nouveau le miroir mais il ne me dit plus rien. Parti. Je sue comme un porc. Je comprends pas. J'avais vraiment envie de frapper ce camé. J'aurais pu le tuer, j'crois. Je passe à nouveau ma face sous l'eau froide.

Je débloque. Y'a que les fous dans les films qui se parlent à eux-mêmes. Je ressors des chiottes comme si je sortais d'un mauvais cauchemar. Le camé s'arrête de marcher et s'agrippe aux barreaux. « T'sais que parler tout seul, c'pas bon signe, m'sieur l'policier. » Je m'avance vers lui et pose ma main sans douceur sur sa gueule ravagée par l'âge ou la drogue, je sais pas. J'exerce une poussée assez puissante, qui le fait reculer de deux pas. Il se recule et s’assoit par terre. « Ouais ouais. Je vais juste t'appeler le camé, pour le moment. » Je souris. Je blague. Je sais même pas si je dois prendre au sérieux ce que je dis ou pas. Je sais pas ce qu'il vient de m'arriver mais avec du recul, quelque secondes après, ça me semble normal.

Je deviens maboule, c'est sûr.